Observations d'Orange
Cependant, j'écris à la suite de deux semaines passées dans la ville d'Orange qui m'est apparue comme une oasis bien froide dans une période de labeurs chaleureuse.
Mon expérience de cette ville résume, sans l'avoir éprouvé, un réel sentiment : je n'y ai vécu aucun événement significatif et je suis parti sur les chemins sans y être spécialement attaché. Cette ville est un havre de tranquillité et de quiétude sans excès. Sa particularité réside dans son architecture moderne, hybride de styles qui m'a laissé indifférent. Elle est une ville qui se respecte elle-même mais qui ne suscite aucune passion humaine. Mon émotion s'est donc limitée à la répartition de mon temps.
Ici, les personnes sont divisées en classes sociales. Cependant, il y a une classe intermédiaire, les villani (à prononcer "ven-li"), qui est composée de gens libres et qui se trouvent entre la classe servile et les Jesus-Chrétiens. Les femmes ont une coiffure enrubannée avec des inscriptions qui ne sont pas loin de ressembler à des hiéroglyphes, les hommes portent des manteaux très longs avec un casque en bois, tandis que les commerçants ont aux poignets des parures faites de petites cordelettes dont ils se servent pour compter la monnaie et sur le front un morceau de bois ou de verre qui fait office de diplôme. Tous ces gens ont un air de gravité et on se leurre à croire qu'ils réfléchissent très fort mais on ne peut pas vraiment savoir car ils n'abondent que peu en paroles. Les enfants sont habillés différemment des adultes : ils sont pauvres et leur visage est sale ; ils ont des sourires tristes et des joues pleines de chancre.
Dans les rues d'Orange, il est courant de trouver le sol jonché de tissu, surtout les jours de farfouillette. C'est parce que le vol n'existe pas ici et le vent ne souffle que légèrement. Ainsi, si l'on veut descendre dans la rue sans être vu, on peut jeter ses vêtements sur le pas de la porte. Les gens laissent donc leurs vêtements sur le ponton et ils sont toujours là quand ils rentrent à la maison.
Il y a des tapis parfaitement époussetés, noués et placés sur le sol. Mais le vent souffle parfois plus fort et emporte les vêtements, ce qui est une bonne chose. Le plancher est si poli que les vêtements n'ont aucune chance de rester accrochés. Ceux qui passent par là pour la première fois s'émerveillent de la propreté d'un espace qui est toujours dans un état d'ordre impeccable. Ce qui est le plus stupéfiant, c'est qu'il n'est pas rare de voir des gens se promener nus. C'est dans ce cas qu'on peut voir leur vrai visage.
En plus de ce qu'on m'a dit, je voudrais raconter ce que j'ai observé de mes propres yeux.
Lorsque le temps est beau, les villani sortent et s'installent dans des jardins autour de petites tables garnies de confiseries dont je parlerai plus tard.
En revanche, quand les jours sont gris et pluvieux, on peut être certain que la pluie est servie avec des choses volumineuses et lourdes. Les habitants sont alors à bout de force et il leur faut des objets qui les réconfortent et rendent la vie temporairement moins ardue, comme des bonbons au sucre en cas de pauvreté ou pain perdu pour oublier sa journée. Leurs parfums ont les senteurs musquées du bois ou gourmandes du caramel, assez sombres pour ne pas faire perdre pied à la réalité. Les parfums sont comme des gens qui les entourent quand ils sont fatigués de vivre seul.
Les villani se font porter du vin dans leurs jardins. Il y a une série de serviteurs qui portent d'abord du vin de bouteille, puis du vin d'aiguière et enfin la boisson faite avec de la pulque. C'est une substance très forte et je sais que sa fabrication nécessite beaucoup de soins. Les femmes ne consomment pas la boisson, mais elles en ont une plus forte encore composée de différents fruits qui sont pressés avant d'être mis dans les aiguières et fermentés. La boisson est fièrement montrée aux invités de haute-classe ; elle est enveloppée dans une fibre de coton et suspendue aux poignets. Ici, il n'existe pas de boisson sans alcool.
Les serviteurs portent aussi des plats dans lesquels sont entreposées les friandises dont je parlerai plus tard. Ils ne sont pas bien lourds, mais vous allez voir comment ils les portent : ils ont placé à leur cou une sorte de petit joug où est contenue la boisson faite avec de la pulque et les différents plats ; ils tirent un peu les épaules en arrière pour le tenir droit et ensuite l'éloignent du corps afin de le pencher vers l'avant. Ils bougent ainsi alternativement les épaules et l'estomac pour être bien en équilibre. Ils ont aussi des gifflets, c'est-à-dire qu'ils portent sur leurs bras une énorme brassée de sous dont la force est telle que vingt-six hommes ne sauraient en porter autant. Ils marchent lentement, car s'ils allaient vite, on peut être sûr que tout serait renversé. C'est très amusant à voir.
Ils ont peu de graines de maïs, car ils ne savent pas comment les conserver pour qu'elles gardent leur fraîcheur. La plupart sont pourries et cruelles pour l'estomac. Parfois, ils y laissent volontairement grossir une sorte de saumule qu'ils servent en l'accompagnant de poivre, piment et aïl. Les haricots sont très appréciés également, mais il y a des gens qui les détestent et d'autres qui n'en mangent jamais parce qu'ils renvoient au pays où, lorsqu'on en plantait, on devait mourir. Il y a aussi divers agrumes comme le cédrat ou la bergamote, mais ironiquement très peu d'oranges.
Ils ont un petit navet qui pousse sous la terre et qui en réalité n'est pas une plante. La partie végétale se trouve uniquement à l'intérieur de la cosse et, comme elle est sèche, on la met dans de l'eau. Lorsqu'elle est fermentée, elle se transforme en une substance très collante qu'on étale sur une table pour ensuite y déposer cinq ou six graines qui servent d'appât. Une fois que les oiseaux ont mangé les graines, ils ne peuvent plus s'envoler car ils sont gênés par la substance collante. Ainsi, ils décident de rester sur la table. Les gens aiment beaucoup observer ces petites créatures.
Ce faisant, je vous prie de recevoir ce témoignage de mémoire et avec le recul nécessaire car, la nuit tombante, mon séjour dans cette ville est déjà terminé.