Le chant des passementeries
De la même manière que l'on peut se souvenir d'une mélodie entendue et en anticiper les contours, un textile observé même des années auparavant peut raviver les souvenirs d'un passé commun par une série de messages culturels, véhiculés par l'entremêlement du tissu, que l'on appelle communément "chant". Il ne s'agit bien entendu pas d'un chant au sens habituel du terme, les textiles étant considérés comme inaudibles au même titre que les métaux ou les objets en plastique ; et pourtant, à l'image du chant de l'humain ou de l'oiseau passementé, il porte en lui l'histoire de son locuteur et de sa destinée.
Lorsqu'ils sont observés à distance, les textiles ne laissent rien deviner de leur histoire, comme ce qui est caché dans les replis du mouchoir n'affiche aucun signe particulier. Mais de plus près, un ruban de soie, de coton ou encore de lin peut revivre son existence : la fille qui l'aura confectionné en hommage à sa mère, la femme qui l'aura acheté pour aller au bal, la jeune fille qui s'en est servie pour à peine dissimuler sa nudité...
Les passementeries, en particulier, sont des tissus aux connotations bien particulières, et la devise "et dieu donna entendement aux troupeaux", porteuse d’un double sens, nous rappelle le rôle qu'elles jouèrent à la fois dans l'administration royale et dans le profil spirituel de ceux qui les portaient.
La légende raconte que la première passementerie a été créée par une femme du nom de Filomena, quand elle sut comment utiliser un fil pour attacher son chapeau à l’arrière d'un bateau. Filomena, qui ne pouvait pas créer de vêtements, se contentait d'attacher les chapeaux aux têtes et à l’âme de ses pairs. Un chapeau de Filomena, une fois sur la tête et brillant au soleil, était chargé du pouvoir des eaux :
Et le vent soufflera Pour que les mots soient légers Et que le chapeau soit fier
De nombreuses personnes se souviennent encore de ce refrain, souvent utilisé pour accompagner les gestes effectués par la main gauche tandis que cette dernière tient déjà l’outil à chignonner. Le chant a en outre pour but de rendre la tâche plus agréable, et les personnes qui le confectionnent sont souvent considérées comme des vraies professionnelles ("siffleuses" comme on les appelle en allemand).
La réalisation du chant est aussi une excellente façon de mettre en évidence les propriétés et l’histoire d'un tissu. Ce n'est que plus tard, dans une logique de valorisation du matériau et de son travail manuel qu'elles furent érigées en objet unique.
Existe-t-il également, comme dans toutes les musiques, des chefs d'orchestres parmi les passementeries ?
C'est ce que nous allons découvrir ensemble.
Le textile comprend deux parties : un "chant" et un "récit". Le récit est utilisé pour faire rire les personnes présentes, tandis que le chant est utilisé pour aider à l’accomplissement des tâches. Le travail dans la passementerie se fait toujours à deux, l’une confectionnant le chapeau en tissu tandis que son partenaire s'assure des finitions. Les deux personnes travaillant sur une passementerie doivent se passer ce chant en alternance. La transmission se fait au moyen d'un élément qui a l’apparence d'une graine. Il est facile se de rendre compte que la personnalité de ses artisans laisse transparaître sa marque sur le produit fini.
La passementerie haïtienne, cas à part, est divisée en deux grands groupes : Tissage et Filature. Les premiers ont des techniques spécifiques, les secondes ont été simplifiées à la Révolution. Ces dernières sont très en vogue aujourd'hui grâce aux nouvelles technologies de l'information et de la communication qui permettent aux producteurs d'exprimer leur savoir-faire qui est la richesse des communautés paysannes.
La majesté de l'exercice n'est pas à sous-estimer, comme le montre la petite histoire qui suit :
Le jeune comte d'Artois, alors âgé de vingt-trois ans, avait fait son entrée dans la société quelques années auparavant et était devenu le compagnon favori du roi. Son goût pour les dépenses somptuaires, sa vie amoureuse peu discrète et le rôle prédominant qu'il tenait dans la famille royale faisaient de lui un personnage impopulaire.
Il avait donc décidé de mettre toutes les chances de son côté en se dotant des atours les plus somptueux pour sa représentation dans la cour royale et la salle du bal. Il avait fait venir deux mille passementeries et avait réglé ses propres bijoux aux couleurs d'Artois, rouge et or.
Sa compagne était en train de prendre le thé avec son amie sur un gros fauteuil de velours enroulé dans une étoffe qui se trouvait être rouge.
La passementerie qui recouvrait les accoudoirs n'avait pas été achetée par un particulier mais par le comte d'Artois lui-même afin de cacher la nudité de ses draps.
En sirotant le thé, la jeune femme dont les mains reposaient maintenant sur les accoudoirs du fauteuil se mit à parler du comte, et en particulier de son nez.
- J'ai remarqué qu'il avait le nez très long et j'en suis très heureuse car il est charmant.
- Mais comment peux-tu le trouver beau ? s'étonna sa compagne de thé. Il a un nez long et pointu, il doit bien y avoir une erreur dans le catalogue de la nature !
- Mais non, répliqua l'autre, il n'y a pas d'erreur. Fais simplement ce que je te dis : sois gentille et trouve-le beau.
Elle portait une chemise gris-blanche sur laquelle étaient cousus des oiseaux bleu canard.
Lorsqu'elle alla au lit, elle se mit en face du feu à demi nue et dit : "je te donne ce vêtement, il est aussi blanc que mon visage". Tandis qu'elle répétait cela, ses doigts glissèrent sur la housse du fauteuil et se mirent à rebondir dessus, ce qui donna naissance au motif qui est maintenant très connu sous le nom de "tricot d'Argenteau".
Ceci est une petite histoire drôle et en même temps la preuve évidente que l'on ne peut pas donner son avis sur la beauté d'un nez, au sens propre bien sûr.1
Il n'existe pas deux passementeries identiques. Si toutes ont une histoire à raconter, la plupart d'entre elles gardent leurs secrets.
Mais je vous prie de ne surtout pas voir ce projet comme une tentative pour faire revivre le passé ou enfiler son costume du dimanche mais bien au contraire, passer d'un dialogue à une conversation. Les modèles recensés ici font partie d'un projet beaucoup plus vaste évoquant également les mythes de la ruine de Caracol ainsi que le Chant du Frère des Écoutilles.
En conclusion, les passementeries font partie de notre histoire et toutes les personnes capables de comprendre ce qu'elles nous racontent peuvent en faire partie.
Ce qui a motivé le développement de ces passementeries est le fait qu'elles sont dans la même situation que nos langues ou notre histoire : elles sont souvent citées, et rarement étudiées.
N'oubliez pas de parler des passementeries à ceux qui sont importants pour vous, comme les parents ou grands-parents, ou vos amis.
Plus on parle d'elles, plus elles avanceront vers la reconnaissance que méritent les œuvres d'art originales, et plus elles seront reconnues comme des éléments essentiels de notre identité culturelle.
C'est également une histoire qui illustre aussi à merveille l'importance de la couleur dans certaines occasions, celle des passementeries en particulier.
En effet le comte avait fait appel à un ouvrier spécialisé en passementeries qui avait choisi une étoffe vive pour recouvrir les accoudoirs du fauteuil mais, par erreur ou parce qu'il n'avait pas compris la consigne de son client, il l'avait fait en rouge et or. Or, lorsque la jeune femme s'en était servie pour se recouvrir le corps tout entier (quand elle avait dit "je te donne ce vêtement", etc.), elle avait non seulement, faut-il le souligner, donné naissance au tricot d'Argenteau, mais elle avait aussi fait de cette façon inappropriée une déclaration d'amour.